Il était temps de lire le dernier chapitre. Assis aux pieds de son ami, un Robinson à la barbe interminable et infestée de vermine, qui arrivait à résister au froid, l’enfant avait les yeux brillants. Mais avant que l’ultime rebondissement ne se produise, une voix appela du fond de la cour :
« Therianthropos Arseniev ! » Les yeux de l’enfant se fermèrent. Son ami eut un pauvre sourire et lui tapota l’épaule.
« Go, Therry. Don’t make them wait. » Ils se séparèrent sur ces mots. Ils ne se reverraient jamais.
Depuis des années, c’était Aaron Scalf qui s’occupait de lui, et le protégeait de la vie dangereuse du goulag. Therry, comme il l’appelait, ne se rappelait plus clairement du visage de sa mère ; dès qu’il avait été capable de se débrouiller tout seul, vers l’âge de quatre ans, on l’avait jeté dans la cour commune tandis qu’elle restait enfermée dans l’aile psychiatrique. Scalf lui avait assuré que c’était mieux ainsi. L’aile psy n’était pas un endroit pour un enfant. Mais maintenant, voilà que les gardes étaient venus le chercher pour le reconduire là-bas. L’enfant n’y comprenait plus rien.
Le garde était lourdement armé, et l’enfant avait pris l’habitude d’être très prudent avec ce genre de type. Il gardait un silence intimidé et ne le perdait pas des yeux. Le Russe finit par tenter quelques plaisanteries pour le détendre.
« Alors, tu as quel âge maintenant, onze ans ? T’es un grand garçon, pas vrai ? T’as déjà commencé à regarder les filles ? A te tripoter sous les draps ? »Therry se contenta de frissonner. Cet homme lui faisait peur. Arrivé dans une salle d’attente grise, couverte de tableaux affreusement dérangeants, il ferma les yeux et s’efforça de retenir ses larmes : trop d’émotions l’assaillaient. Allait-il être enfermé dans une cellule capitonnée pour le restant de ses jours ? Allait-il revoir sa mère ? Allait-il apprendre une tragique nouvelle à son sujet ? Pour se calmer, il se récita la fin du roman.
Il fut interrompu par l’arrivée d’un homme qui ne ressemblait absolument pas à un médecin. Sorti de sa récitation, qu’il avait poursuivie à voix haute sans y prendre garde, il sursauta si violemment qu’il faillit tomber de sa chaise. L’homme s’arrêta sur le seuil, referma la porte derrière lui et s’y adossa. On aurait dit un dompteur considérant le potentiel d’un jeune fauve encore sauvage, sans prendre de risque physique. Il s’avança finalement, tandis que Therry, sans fuir, sans attaquer, se raidissait de plus en plus sur sa chaise, le regard intense et fixe. Un formulaire apparut et se posa sur la table basse devant lui, où se battaient en duel quelques magazines râpés à la gloire du régime soviétique.
« Remplis ça. C’est facile. »
« C’est un test ? » murmura l’enfant en ramassant le stylo pour jouer avec.
Son attitude évoquait un idiot, brisé par les années de précarité. Mais sa question témoignait de sa compréhension immédiate de l’importance de ce rendez-vous.
« En quelque sorte. »Les questions étaient effectivement très simples. Mais pour écrire – le talent testé, sans doute – il fallait détacher son regard et son attention de l’homme mystérieux. C’était inconfortable, et Therry progressait lentement. Un peu trop lentement au goût de son visiteur, qui poussa un soupir déçu, et lui prit le formulaire.
« Pour les trois dernières, je n’ai pas eu le temps… Je pensais répondre : le cheval, la soupe de pommes de terres et la chanson de Stenka Razine. »L’homme s’apprêtait à sortir, mais cette intervention fluide, assurée et détaillée le fit changer d’avis.
« Pour quelles questions ? » interrogea-t-il en jouant la naïveté, son regard errant sur le manuscrit.
« Pour : quelle est la plus noble conquête de l’homme ? Quel est ton plat préféré ? Et : quelle est la chanson que tu préfères entendre chanter par un chanteur masculin ? »La mémoire était indéniable. Il faudrait seulement travailler la rapidité d’écriture. Rassuré, l’homme se rapprocha de son sujet d’observation, qui se mordit la lèvre, immédiatement tétanisé à l’idée d’avoir répondu de travers. Mais contrairement à ses craintes, l’homme lui sourit et lui tendit la main. Therry valait la peine d’organiser un transfert.
« Félicitations, jeune homme. Vous venez de gagner un avenir. »La curiosité de Therry lui était acquise. Mais il ne serait pas facile d’obtenir sa confiance. Alors, il se résolut à lui transmettre une information qui aurait dû rester cachée du jeune garçon pour le restant de ses jours.
Ils en parlèrent en route. Therry quittait à jamais cette prison où il était né, et la Sibérie. Collé aux vitres du train, l’enfant marmonnait dans sa barbe ; les autres voyageurs du wagon échangeaient des coups d’oeil de pitié ou de réprobation, pensant qu’il s’agissait d’un idiot. Son nouveau protecteur fixait l’horizon, par-dessus la tête du gamin, tout en gardant un œil sur lui sans en avoir l’air. C’est alors qu’il se mit à lui parler en anglais.
« Tu pourrais avoir l’air plus heureux. »
« Je ne sais pas où je vais, » rappela Therry, sombre et distant.
« Mais tu sais d’où tu viens. »L’enfant haussa les épaules.
« Je me débrouillais, là-bas. J’avais mon ami avec moi… C’était peut-être mon père, et maintenant… » Il savait qu’il ne le reverrait plus. Pas sous ce ciel.
« Ce n’était pas ton père, imbécile. Ta mère était une sorcière » - Therry se retourna enfin vers lui, brusquement, son regard sombre animé d’une flamme ténébreuse : il croyait qu’elle venait d’être insultée -
« comme je suis un sorcier, et comme ton père était un sorcier. J’ai pris la place du docteur qui avait réclamé de te voir. Que crois-tu qu’ils comptaient faire de toi ? Crois-tu qu’ils t’auraient ramené auprès de ton copain Moldu ? »
« C’est quoi, Moldu ? »
« Tu étais en âge de commencer ta participation au programme. Voilà ce qu’ils te voulaient : t’inclure dans leur banque de reproduction. Ils aimeraient créer une arme humaine, ils ont multiplié les expériences pour ça. »
« Qui, ils ? »
« Les Moldus. » L’homme pointa les autres voyageurs qui persiflaient en les observant à la dérobée. Il avait trouvé comment se faire bien voir : rediriger les angoisses du gamin vers leur entourage.
« Nous sommes des sorciers. Ils ne le sont pas. Leur jalousie les pousse à nous faire du mal. De ce fait, quand nous répliquons, ce n'est que légitime défense. »Deux endoctrinements se firent écho pour n'en former qu'un seul. D'une part, le discours communiste enragé qui se pratiquait parmi les cadres du camp. D'autre part, la conscience du gamin d'avoir été victime d'une profonde injustice personnelle. Il parvint enfin à lier ces deux concepts, qui avaient formé sa seule vision de la politique jusqu'alors : l'injustice existait, elle frappait un groupe, et ce groupe était uni pour subsister, s'affirmer et même, se défendre. Une profonde fierté galvanisa son coeur épuisé, et pour la première fois depuis sa rencontre avec l'homme étrange, il sourit.
Ils n’eurent finalement guère de mal à nouer une amitié solide au cours des quelques jours qui les séparaient de l’Europe. Rainer Hograd, préfet de la maison Luft et capitaine de l’équipe de Quidditch, venait d’accomplir une mission liée à ses études en se faisant passer pour le psychiatre envoyé par Moscou, pour récupérer le jeune patient et le mettre en lieu sûr : il visait à devenir espion des Moldus. Plusieurs détails, dans sa manière d’être, ses dons, son langage, rappelaient fortement Aaron Scalf à l’enfant, et contribuaient à le rassurer.
Ses explications sur le monde des sorciers donnèrent aussi à Therry un ennemi juré à haïr : Arisemos Oura, descendant d’une longue lignée de sorciers finlandais qui mettaient un point d’honneur à faire carrière, à raison d’au moins une personne par génération, dans la politique moldue. La « Tête Blanche », comme l’appelaient ses détracteurs, avait progressé jusqu’au rang de ministre, sans que ses électeurs ne connaissent sa petite particularité. Qui était au courant parmi ses proches collaborateurs ? C’était une autre histoire.
Pour Rainer, c’étaient non seulement des traîtres parce qu’ils tournaient le dos à la société de leur sang, et vivaient parmi les Moldus ; mais aussi parce qu’ils étaient actifs dans ces gouvernements ennemis qui se croyaient puissants, se croyaient tout permis, et auraient interné tous les sorciers dans des camps pareils aux goulags sibériens, s’ils avaient été capables de les localiser. Des destructeurs en puissance, à peine assez stupides et candides pour rester inoffensifs… mais avec l’appui de gens comme Arisemos Oura, ça ne durerait pas toujours. C’était auprès de lui que Rainer rêvait de mener ses actions d’espionnage.
Ils en parlèrent durant tout le trajet, ce qui fait qu’en arrivant à Durmstrang, école où avaient étudié les ancêtres de Therry et dont il dépendait administrativement, il avait largement rattrapé son retard concernant sa connaissance du monde qui l’attendait. Ses opinions politiques étaient nettement formées et très arrêtées, et il fit bonne impression au conseil des professeurs qui examina les résultats de son premier test. Il raconta fièrement, levant sa tête maigrichonne et dardant sur eux son regard sombre et fixe, comment la magie avait commencé à se manifester dans sa vie.
Ses mains avaient émis une légère chaleur alors qu’il construisait un bonhomme de neige ; la neige fondait sous sa pression, puis gelait instantanément à la bise froide en se couvrant d’une fine pellicule de glace ; ce qui lui avait permis de sculpter une femme magnifique, pour la plus grande admiration de ses camarades de jeu. Il n’avait pas les mains bleuies, mais bien roses, quand les gardes étaient venus le traîner à son baraquement pour la nuit ; et si minime que semblât l’incident, on les avait priés de faire un rapport en haut lieu dès qu’ils remarqueraient quelque chose d’incongru chez cet enfant-là, en particulier un phénomène naturel qui frôlerait les limites du surnaturel.
La maison Luft l’accueillit à bras ouverts. Il eut la joie d’avoir Rainer pour préfet durant une année, après quoi une fois encore il perdit son protecteur attitré ; mais à ce stade, ce n’était plus aussi déchirant. Il s’était fait quantité d’amis, et vouait une admiration éperdue à presque tous ses professeurs. Son tempérament était passé d’ombrageux et taciturne à jovial et inventif ; il se surpassait dans l’apprentissage de ses leçons, se donnait à fond dans les cours de sport, et mangeait de bon coeur tout ce qui formait l’ordinaire des jeunes pensionnaires sorciers. Ce qui le fascinait plus que tout, c’étaient les elfes de maison ; mais ayant instinctivement remarqué qu’un tel intérêt lui vaudrait une mise au ban, il se gardait bien d’en faire état publiquement.
C’était un élève particulier mais attachant. Il aimait voler, mais n’était pas assez talentueux – ou assez bon équipier – pour intégrer l’équipe de Quidditch ; il aimait les duels, mais ne se contrôlait pas suffisamment pour être envoyé contre un autre élève en compétition. Il était trop sérieux dans tout ce qu’il faisait, même en comparaison des enfants de sang-pur, qui n’avaient jamais réellement été des enfants. La seule matière où sa passion dévorante ne lui jouait pas de tours était la magie des Runes. Il adopta donc pour option l’étude des anciennes religions, et se mit à enchaîner les apprentissages linguistiques en dévorant tous les ouvrages spécialisés qui passaient à sa portée.
En zoologie également, il devint rapidement un insupportable je-sais-tout, qui ramenait vite un sourire sur les lèvres de ses camarades en se laissant emporter par son enthousiasme, et en commettant une énorme maladresse. Le latin et la classifications des créatures – pire : l’Histoire de cette classification, avec ses modifications et leurs origines - n’avaient aucun secret pour lui. Seul son professeur était averti de ses recherches personnelles, qui avaient trait aux origines communes des sorciers, des humains, et… à vrai dire, il incluait aussi les elfes de maison et quelques autres espèces. Il était encore loin du compte, mais il aurait adoré écrire un mémoire sur le sujet, s’il pouvait rester à Durmstrang quelques années de plus.
Il était temps de lui apprendre la vie.
« Comment s’appelle-t-il, déjà ? »
« Kräzl. »
« Je ne supporte plus sa voix. »L’elfe était vautré sur la table de dissection et émettait des couinements misérables entre deux gargouillis sanglants, le dos courbé selon un angle disgracieux, contre-nature, les yeux révulsés en deux globes vitreux.
« Fais-le taire. »Therry sentit passer très près de sa conscience le risque d’une déchirure imminente, entre sa loyauté à son maître et sa haine viscérale de l’oppression. Mais il parvint à les concilier en produisant une explosion digne de ses maladresses habituelles. Il connaissait cet elfe de maison âgé et maladif, ses douleurs lombaires, sa résignation de longue date à une mort servile pour le plaisir ou le confort de ses propriétaires ; il s’attendait à le voir rendre son dernier soupir en quelques instants. Ce fut plutôt une question de secondes, les plus longues de la vie du jeune élève, mais bientôt, tout fut terminé. Le dernier soupir bleuté du mourant sembla entraîné par un tourbillon invisible dans les profondeurs du chaudron voisin.
« Vous savez ce qui vous manque, Arseniev ? Vous êtes un bon garçon, plein de bonne volonté, ça se voit ; mais… Vous manquez de style. »Dans ces quelques mots, il y avait toute l’étendue de l’épée de Damoclès monumentale qui planait au-dessus de sa tête… qui y avait toujours plané. Rien n’était acquis, dans la présence de Therry à Durmstrang et la protection que lui accordaient ses frères sorciers. Dans chacun de ses actes, dans chacune de ses pensées, il était prié de manifester son soutien inconditionnel, son adéquation totale aux valeurs qui lui étaient transmises. Sinon… Ce n’était pas précisé ; mais en regardant le petit corps brisé sur la table de métal, il comprenait vaguement que le « sinon » s’enfonçait dans des abîmes insondables.
Il abandonna définitivement la perspective d’un mémoire sur les origines communes des sorciers et des elfes. Au lieu de cela, il se consacra d’autant plus intensément à la froide abstraction des runes, telles un refuge éthéré à l’écart de cette prise de conscience terrible qui avait failli le rendre fou. Son professeur de Magie Noire n’eut jamais à se plaindre de lui ; en revanche, l’adolescent ne tissa jamais avec lui les liens presque familiaux qu’il entretenait avec ses autres professeurs. Quelque chose s’était brisé. Et en parallèle, quelque chose s’était construit. Il parvenait désormais à distinguer des nuances qui lui échappaient précédemment : il n’y avait pas dans sa vie que des relations de sympathie et de confiance absolue, ou de haine et de méfiance sans mélange.
Peut-être est-ce l’effroi que lui causaient ces nuances inconnues qui l’empêcha de tomber amoureux, à l’âge où ses camarades nouaient leurs premiers flirts. Rainer revint lui rendre visite de temps à autres, quand son travail le lui permettait ; Therry lui confiait ses craintes et ses doutes, et son aîné, que ses anciens supporters de Quidditch surnommaient toujours le Capitaine, le réconfortait comme il le pouvait. Il lui promit notamment de l’aider à s’intégrer en tant qu’adulte dans la société des sorciers finlandais, et même de lui trouver un petit travail de secrétariat dans son service.
Arisemos Oura n’était pas le plus prudent des hommes ; il menait une vie rangée et peu protégée dans une petite villa des banlieues chic, et déjà plusieurs fois, des sorciers mal intentionnés s’étaient introduits nuitamment dans sa demeure familiale sans être repérés. Cependant, il leur avait été impossible de localiser ses documents personnels.
« Rainer, que deviennent les morts ? Pourquoi sont-ils toujours présents sur les portraits et les photographies ? »Therry s’était rendu compte, à la rentrée, qu’il était cité en exemple par ses camarades, et s’était senti assez mal à cette idée. Ses amis le présentaient à leurs petits frères, sœurs et cousins, et lui faisaient raconter ses horribles souvenirs aux mains des Moldus de Sibérie, en les enjolivant de tous les détails de son invention ; il avait changé de version plusieurs fois, et s’était rendu compte que les versions les plus sanglantes avaient bien davantage de succès que les versions les plus exactes, bien que ses camarades de son âge connaissent la vérité.
« Les photos que les sorciers prennent de moi, les portraits que je pourrais faire réaliser et où je figurerais avec mes meilleurs amis, seraient-ils une façon d’accéder à l’immortalité ? »La mort, thème en apparence plutôt philosophique, sous-tendait l’usage de la magie noire, car il fallait s’y familiariser, ainsi qu’à la souffrance. La comparaison établie par le professeur avec la science médicale des Moldus lui inspirait une impression sourdement dérangeante. Tout semblait s’effondrer autour de lui : tous les réconforts, tous les repères…
Seul Rainer demeurait cordial, fiable et aimant à ses côtés comme il l’avait toujours été, et ne changeait qu’en se parant d’un collier de barbe qui lui donnait des airs aristocratiques assez plaisants. Le jeune sorcier se réfugiait donc dans leurs conversations pour chercher à faire le tri parmi ses émotions contradictoires, et son aîné lui offrait toujours une oreille attentive, bien que sa nouvelle épouse manifeste à cet égard une certaine jalousie.
« Y survivrais-je tel que je suis en ce moment, en perdant tout ce que la vie aura fait de moi par la suite ? »
« Oui, je le crains. Il faut que tu comprennes une chose : les morts servent les vivants, comme les elfes nous servent, comme les moldus et les cracmols devraient nous servir, si l’ordre du monde était restauré. Tu es actuellement au sommet de ce que tu peux accomplir, au faîte de la pyramide, même si tu ne le ressens pas ainsi. »
« J’ai l’impression de tomber au fond d’un gouffre… »C’était une intense déception pour le jeune garçon, en même temps qu’un sinistre effroi. Les morts servaient les vivants, et il commençait à se demander à quel groupe il appartenait vraiment. Quant à son ami, qui lui avait confirmé cette triste intuition, comment allait-il l’aider à s’en relever ? C’est alors que Rainer lui proposa de passer un test pour entrer dans son organisation : il s’agissait d’entrer chez Arisemos Oura pour lui dérober son porte-monnaie. C’était encore un jeu d’enfants et déjà une tâche d’espions. Rainer le galvanisa justement – l’étymologie de ce mot avait toujours ravi le jeune Therry – en lui rappelant que l’honneur consistait à risquer la mort en étant conscient de tout ce qu’elle représentait.
Ce fut une nuit de glace et de givre, dont les conséquences pèsent encore aujourd’hui sur l’existence du jeune homme. Therry parvint à entrer dans la demeure, et à trouver le porte-monnaie ; mais avant de l’emporter, il l’ouvrit. Une photographie y figurait. Le politicien poussait l’inclusion dans la société moldue jusqu’à l’adoption d’une enfant de ce monde parmi les siens. Le regard de l’enfant, son attitude, sa maigreur, rappelèrent à Therry son propre reflet dans les miroirs de Durmstrang lorsqu’il y avait mis les pieds pour la première fois. Elle avait aussi des traits étrangement proches de ceux d’Aaron Scalf.
« Alors ? Tu l’as ? »
« Non. »Rainer lui tendit les bras pour le réconforter de ce petit échec sans conséquences ; mais Therry le repoussa.
« Je l’ai caché de nouveau. Et contre mon serment de renoncer à jamais à tout ce que j’aime, j’ai placé une bénédiction sur cette demeure. » Rainer ne comprenait pas. Il dévisageait son protégé comme s’il ne parvenait pas à le reconnaître.
« Comment ça, tout ce que tu aimes... » Sa voix avait un accent rauque que Therry ne lui avait jamais entendu.
« Tu sais, tu me disais que la mort devait être appréciée dans toute son horreur pour être affrontée honorablement. Je crois que je vais remplacer le mot « mort » par le mot « vie », et suivre ma propre route à partir de maintenant. Me faire de nouveaux amis... »Therry avait presque pitié, soudain. La façon dont son ancien protecteur se décomposait devant ses yeux avait quelque chose de pathétique. Il insista, pour mettre fin à cette phase de prise de conscience douloureuse le plus vite possible :
« Ne cherche pas à me recontacter, je vais quitter ce pays et je ne reviendrai pas. Je ne veux plus fréquenter aucun d’entre vous. Si j’apprends qu’il est arrivé quelque chose au sénateur Oura, ce sera la seule nouvelle qui pourra me ramener ici ; et ce sera pour exercer vengeance. »C’était la rupture. Il avait terminé ses cours ; rien ne le retenait plus ; rien ne s’opposait à son départ. Quelques lectures l’avaient convaincu de chercher refuge en Angleterre, où le porterait justement un navire qui recherchait un remplaçant parlant plusieurs langues pour le vaguemestre. Les côtes disparurent dans les brumes de l’horizon, et Therry se trouva soudain environné exclusivement de Moldus, qui n’avaient aucune idée du monde qu’il quittait en même temps qu’eux. C’était presque un moment d’euphorie, mais tous les soirs, avant de s’endormir, il pleurait toutes les larmes de son corps. Il se sentait délivré et amputé. Les trois semaines de trajet lui laissèrent le temps de s’en remettre, du moins en surface.
Therry n’avait pas prévu un détail : Londres coûtait les yeux de la tête. Il passa plusieurs longs mois à évoluer d’un poste de remplaçant à l’autre, pour quelques semaines au maximum ; professeur de langues, guide de nuit dans un musée de cire, réceptionniste dans un hôtel… Finalement, quand il fut engagé par son patron actuel, il désespérait de trouver enfin la stabilité et était prêt à accepter n’importe quelle tâche.
Le salaire était littéralement misérable, mais le gîte et le couvert, ainsi que le service de l’elfe de maison pour toutes ses tâches ménagères, étaient des avantages non négligeables. Le jeune homme commença par effectuer de menus travaux, comme le tri des viscères extraites des animaux empaillés et leur traitement de conservation. Puis il eut à coeur de se rendre de plus en plus indispensable à son employeur, de peur de perdre cette place qui le sortait d’affaire.
Anténor Adelphus d’Amboyne se faisait sérieusement vieux et fragile. Quand celui-ci était grippé, Therry le remplaçait au pied levé ; il se rendait au domicile des clients qui ne pouvaient pas se déplacer dans l’immédiat… Ses manières de charmeur face aux plus insupportables collectionneuses de caniches donnèrent à la boutique une aura de respectabilité et d’empathie qu’elle n’avait jamais eue. Il était d’autant moins aisé aux bonnes gens de discerner l’odieux trafic d’organes auquel se livraient les deux associés.
Quant aux chasseurs qui faisaient préparer leurs derniers trophées en date, il leur parlait comme à ses anciens camarades, en parfait gentleman-macho, tout en les régalant du récit imaginaire de ses propres chasses romanesques en Finlande. L’un d’eux, un certain baron de Glover, conseilla à tous ses amis de s’adresser à eux pour de telles commandes ; Therry ne pouvait plus être renvoyé maintenant, ou la boutique aurait croulé sous les contrats. Finalement, il fut officiellement décrété apprenti, et se sentit enfin en sécurité. Et depuis, il se passionne pour ce qui lui passe entre les mains et pour ce qui touche ses oreilles : il apprend beaucoup des bêtes, et des hommes, des mages et des autres. Il est entré à l’école de la vie.
And now, whatever way our stories end
I know you have rewritten mine by being my friend